Anny Poursinoff : Mobilisation pour les semences de ferme

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi adoptée par l’ancienne majorité sénatoriale appelle toute notre vigilance.

Une fois de plus, l’intérêt général que devraient rechercher les parlementaires et le Gouvernement est oublié au profit d’intérêts privés, rémunérateurs uniquement pour certains. Après les laboratoires pharmaceutiques et les industries de l’agroalimentaire, ce sont les grands groupes semenciers qui vont cette fois bénéficier de la complaisance gouvernementale pour accroître le cours de leurs actions.

Ce gouvernement, qui aime tant invoquer sa volonté de bannir les conflits d’intérêts, devrait s’interroger sur ses motivations profondes à faire voter ce texte.

En effet, contrairement à ce que vient d’expliquer M. le ministre, cette loi, si elle est adoptée en l’état, interdira aux paysans de réutiliser leurs propres semences à moins de payer des royalties à l’industrie semencière.

Les graines que j’ai apportées avec moi appartiennent à une variété paysanne. Aux termes du texte voté par le Sénat, l’agriculteur qui les a récoltées devient cependant un contrefacteur s’il les sème sans payer de royalties à l’industrie semencière. La récolte peut alors être saisie. Il est interdit d’échanger, de donner ou de vendre ces semences. Celui qui les conserve peut être puni de recel. Voilà ce qui est écrit sur ce sachet de graines qui m’a été remis tout à l’heure place Herriot par des manifestants venus s’insurger contre ce texte.

*M. Jean-Pierre Brard* Ça, c’est de la bonne graine !

*M. Thierry Lazaro* /rapporteur/ Elle a été certifiée à un moment donné !

*Mme Anny Poursinoff* Une telle évolution est grave, car cela interroge tout le fonctionnement de notre société. Les répercussions dépassent le champ du monde agricole – n’y voyez aucun jeu de mots. Légiférer sur les semences utilisées par les agriculteurs, c’est en effet prendre des décisions qui nous concernent toutes et tous.

Certes, c’est toute la structuration des milieux agricoles et ruraux qui sera impactée par cette proposition de loi et, par-delà les conséquences économiques, n’oublions pas celles sur la biodiversité, mais j’y reviendrai. Je souhaite d’abord rappeler des évidences qui, malheureusement, semblent avoir été oubliées par certains.

Les semences sont le premier maillon de la chaîne alimentaire. De leur qualité dépend celle de notre nourriture. Pouvoir se nourrir avec des aliments sains et de qualité est une exigence que nul ne peut remettre en question : il y va de notre santé. S’il y a des menaces sur la diversité des produits agricoles, c’est la qualité de notre alimentation qui est menacée.

Lors des débats sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale et lors des discussions sur le budget de la santé, j’ai eu l’occasion de mettre en avant les liens indissociables qui existent entre alimentation et santé, entre agriculture et santé publique. Les liens de causalité établis entre les cancers et les pesticides en témoignent, de même que les effets des aliments trop sucrés, trop salés ou trop gras sur les maladies cardio-vasculaires, l’hypertension artérielle, le diabète, l’obésité. Là aussi, les intérêts des industries agroalimentaires vont à l’encontre de l’intérêt général.

Notre modèle agricole doit être refondé afin de ne plus permettre aux intérêts particuliers de dicter leurs conditions, qui sont imposées au détriment de notre santé et de celle des générations futures, de notre environnement, de l’emploi rural et des paysans.

Le système actuel, issu des logiques productivistes de l’après-guerre, fait la part belle à l’agrandissement, à l’hyperspécialisation et à l’industrialisation exacerbée des exploitations agricoles. Pourtant, cette recherche effrénée de l’augmentation des rendements, au détriment de la qualité, a montré ses limites. On assiste à la disparition des petites fermes au profit d’unités industrielles, à l’organisation de circuits commerciaux centralisés, à la concentration des unités hors sol, au recours systématique à la chimie, au développement de l’élevage intensif.

L’intensification des méthodes de production a pour corollaires la disparition des paysans et la désertification des campagnes, l’explosion des pollutions d’origine agricole, la gabegie des ressources naturelles et la consommation effrénée des énergies fossiles.

Face aux effets dévastateurs du système agricole actuel, l’attitude du Gouvernement est incompréhensible.

Deux exemples récents illustrent mon propos.

Le 11 octobre dernier, vous avez signé un décret qui accentuera la pollution des sols et du littoral en permettant l’augmentation des zones d’épandage d’azote. Est-il encore nécessaire de rappeler que la prolifération des algues vertes génère des gaz toxiques et qu’elle est due aux rejets azotés de l’élevage industriel et de l’épandage d’engrais ? Ce nouveau décret illustre toute votre complaisance à l’égard d’un modèle agricole dépassé. L’Europe elle-même condamne votre attitude. Si la France n’adopte pas les mesures nécessaires, la Commission européenne a annoncé qu’elle pourrait saisir la Cour de justice de l’Union européenne.

Second exemple : le Cruiser, insecticide à l’origine de la surmortalité des abeilles, ces sentinelles de l’environnement. Chaque année, le Conseil d’État annule l’autorisation de mise sur le marché mais, à chaque fois, la décision intervient après les semis, c’est-à-dire trop tard. Le Cruiser est donc bel et bien appliqué tous les ans sur un grand nombre de semences, en dépit des conséquences sanitaires et environnementales connues et reconnues.

Ces inepties ne sont plus tolérables. Les responsables politiques français doivent porter la voix du changement, en France mais aussi au niveau européen, /via/ la PAC, et à l’OMC.

Il n’aura échappé à personne que nous vivons dans un monde globalisé. Notre politique agricole a des répercussions immédiates sur la souveraineté alimentaire, le prix des denrées, la rémunération des acteurs, la biodiversité, en France et dans le reste du monde. Les conséquences du dumping organisé par le biais de la PAC sont dramatiques, notamment dans les pays dits du Sud, où les systèmes agricoles ont été affaiblis et maintenus dans un sous-développement scandaleux. Les pays les plus fragiles sont les plus exposés ; ce sont donc leurs populations qui risquent le plus, en termes de souveraineté alimentaire comme en termes de famines.

Je le répète, l’agriculture n’est pas un simple acte de production. Parce qu’elle assure la réalisation d’un besoin fondamental, l’alimentation, elle ne peut décemment pas être soumise au risque de pénurie ou aux effets d’opérations de spéculation malveillantes. C’est pourquoi des outils de régulation sont nécessaires. Les actuelles négociations sur la réforme de la PAC doivent être l’occasion de promouvoir une autre agriculture. Nous avons déjà eu l’occasion de vous présenter les nombreuses propositions écologistes pour une PAC renouvelée. Je ne reviendrai pas vous les détailler ; je vous ai remis sur le sujet une contribution écrite précise, jointe au rapport n° 3610 sur l’avenir de la PAC.

S’agissant de cette PAC renouvelée, le message que je souhaite rappeler ici – car il fait échos aux enjeux de cette proposition de loi – est simple : nos paysans doivent pouvoir vivre dignement de leur travail et produire une alimentation saine et de qualité. C’est pourquoi nous voulons favoriser une agriculture paysanne, locale, avec des circuits courts de distribution et tendant vers l’agriculture biologique. À cet effet, des mécanismes de soutien aux petites fermes et d’appui à l’emploi et aux exploitations dans des territoires isolés doivent être mis en place.

C’est également en vue de cet objectif que nous revendiquons une recherche publique participative et forte. Enfin, je me dois d’évoquer notre engagement sans relâche pour l’interdiction des OGM ainsi que des brevets sur les semences et le vivant.

La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui doit être replacée dans ce contexte. Cloisonner les enjeux n’est pas raisonnable, surtout quand ceux-ci sont profondément liés. Disons-le clairement, toute taxe sur les semences de ferme aura des répercussions sur l’organisation globale du système agricole. La survie des petites fermes est en jeu. Or nous voulons des paysans libres et indépendants ; c’est une garantie contre la menace d’uniformisation des cultures et de notre alimentation.

Si le système des certificats d’obtention végétale semble plus intéressant que celui des brevets, il n’en demeure pas moins que cette proposition de loi menace un des droits fondamentaux des agriculteurs, celui de ressemer librement leur propre culture. Il ne s’agit pas de s’opposer mécaniquement à toute rémunération de l’obtenteur : il est normal que la protection conférée à ce dernier par un certificat d’obtention végétale s’étende à toute commercialisation de la variété qu’il a sélectionnée. C’est une façon de rémunérer le travail des semenciers. En revanche, cette protection ne peut en aucun cas s’étendre à la récolte ni aux semences produites par les agriculteurs eux-mêmes. Ceux-ci ont acquitté leur contribution en achetant leurs semences ; il n’y a aucune raison qu’ils payent indéfiniment, à chaque fois qu’ils utilisent leurs propres semences et non celles de l’obtenteur. C’est la juste part de revenu pour l’obtenteur, et pas plus, qu’il faut organiser.

Je reprendrai à cet égard l’illustration de la sénatrice Marie-Christine Blandin : « Jamais les droits d’auteur n’ont empêché d’autres peintres de se nourrir des mêmes sources d’inspiration. Et jamais prix Nobel n’a revendiqué qu’après lui plus personne ne se penche sur la résonance magnétique ou la lumière cohérente, à moins de lui verser des royalties. Le vivant ne saurait être un domaine dans lequel seul le marché ferait la règle. » Hélas, il semblerait que les auteurs de cette proposition de loi soient animés par d’autres considérations !

En France, le principe de l’exception de sélection autorisait jusqu’à présent l’utilisation libre et gratuite de toute variété protégée par un COV pour sélectionner une nouvelle variété. Cette exception a facilité les mutualisations d’innovations et favorisé la diversité cultivée.

Aujourd’hui, la majorité présidentielle veut aller plus loin. Elle souhaite généraliser à toutes les variétés l’accord interprofessionnel qui existe depuis 2001 sur le blé tendre. Il s’agit donc d’obliger les paysans à payer des droits pour toutes les semences de ferme sans distinction. Ce texte constitue une menace pour l’existence même des semences de ferme, qui remplissent pourtant des fonctions essentielles.

Elles présentent tout d’abord un intérêt environnemental évident. Taxer les semences fermières ou les interdire, c’est tout d’abord se priver de la création de variétés adaptées aux conditions climatiques de chaque territoire. Protéger et défendre les semences de ferme, c’est favoriser la biodiversité des espèces cultivées.

Autre avantage : leur utilisation permet de diminuer de 50 % les produits phytosanitaires et de diviser par deux les insecticides utilisés. L’agriculteur peut en effet adapter les doses choisies, ce qui conduit en règle générale à un moindre dosage. Les paysans peuvent alors également décider de ne pas enrober leurs semences. À cela s’ajoutent des économies de transport, la sécurité d’approvisionnement et la préservation de la souveraineté alimentaire. En produisant directement leurs propres semences, les agriculteurs garantissent la pérennité du premier maillon de la chaîne alimentaire.

Les semences de ferme présentent également un intérêt économique évident pour les agriculteurs. Plus de la moitié des semis français se font avec des semences de ferme, car la majorité des paysans ressèment une partie de leurs récoltes. Ce sont ainsi 200 000 agriculteurs qui produisent eux-mêmes leurs semences, ce qui équivaut à une valeur d’autoproduction de 150 millions d’euros et à une réduction des charges des exploitations agricoles de l’ordre de 60 millions d’euros par an. Cela contribue à diminuer le coût des intrants, puisque ceux-ci sont moins, voire pas du tout nécessaires. Cela permet donc aussi de soutenir le développement de l’agriculture biologique.

Le troisième avantage est d’ordre social. Les semences de ferme valorisent l’emploi rural et revitalisent les territoires. Elles sont d’ailleurs utilisées par 56 % des agriculteurs âgés de moins de trente-cinq ans.

Compte tenu de l’importance de ces semences de ferme, on peut s’interroger sur les motivations profondes de la proposition de loi. L’application de ce texte entraînerait vraisemblablement un prélèvement supplémentaire sur le revenu des agriculteurs français d’environ 35 millions d’euros. Ce à quoi il convient d’ajouter l’augmentation du prix des semences commerciales consécutive à la disparition de l’alternative que représentent aujourd’hui les semences de ferme.

Qui profitera donc de cette mesure proposée par la majorité présidentielle ? On l’aura compris, ce ne sont pas les petits agriculteurs, les petits maraîchers, celles et ceux qui produisent et vendent en circuits courts en se passant de pesticides. Au prétexte de rémunérer leur recherche, et en oubliant que celle-ci a bénéficié gratuitement de millénaires de recherches paysannes en utilisant des semences prélevées dans les champs, il s’agit uniquement d’augmenter les profits des semenciers. Vous entendez dès lors forcer les paysans à acheter des semences standards et dépendantes des produits chimiques. On a déjà vu des tentatives commerciales du même acabit, avec les OGM et les hybrides F1.

Certes, la brevetabilité du vivant est un sujet complexe, mais, pour les semences, les mérites de la complexité d’une œuvre collective ne peuvent pas revenir aux seules grandes multinationales. Rappelons-le, toutes les plantes agricoles sont issues de semences sélectionnées et conservées de génération en génération par les paysans. S’abriter derrière de prétendus droits de propriété intellectuelle ou invoquer les risques de contrefaçon est une relecture dangereuse de notre histoire.

Par-delà le caractère collectif de cette œuvre, je souhaite également souligner les effets de la nature elle-même dans cette évolution. Les multiplications successives d’une partie de la récolte dans un même environnement font apparaître des caractères nouveaux d’adaptation à cet environnement. Une telle adaptation se fait donc pour partie d’elle-même ; il y a adaptation naturelle des semences à l’environnement local, et ce malgré les tentatives des firmes semencières de tout contrôler, /via/ les brevets, les OGM, les hybrides F1 et autres.

Les hybrides F1 sont des variétés obtenues par hybridation de deux lignées génétiques distinctes. Ces croisements donnent naissance à une première génération de semences très productives et homogènes, mais non reproductibles. Les récoltes sont donc standardisées et les semences doivent être rachetées tous les ans. Un tel contrôle est dangereux pour notre biodiversité et notre richesse culturelle.

La diversité de la biodiversité fait partie de notre patrimoine mondial. Dans son deuxième rapport sur l’état des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde, paru en 2010, la FAO estime que 75 % des variétés cultivées ont disparu entre 1900 et 2000.

Cette proposition de loi comporte donc un double danger : la réduction de la biodiversité cultivée, du fait du remplacement des semences paysannes par des semences standardisées pour les besoins de l’industrie, et la fin du libre accès des paysans à leurs semences au nom d’illégitimes droits de propriété intellectuelle. Il n’est pas admissible d’interdire aux paysans d’échanger leurs semences, de ressemer une partie de leur récolte ou de leur imposer le paiement de royalties pour pouvoir le faire.

Cette proposition de loi, notamment à ses articles 3, 4 et 14, aura des conséquences graves, pour le monde agricole mais aussi pour la biodiversité et toute la richesse de notre planète. Ses conséquences ne seront pas cloisonnées à notre seul territoire ; tous les continents et tous les peuples sont concernés.

D’ailleurs, ce texte est insuffisant au regard des engagements pris par la France lors de la signature en 2005 du traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, le TIRPAA. Ce traité reconnaît notamment l’apport passé, actuel et à venir des agriculteurs et agricultrices à la conservation de la biodiversité. Or votre proposition de loi s’inscrit en contradiction avec ce traité, notamment avec ses articles 5, 6 et 9, relatifs au droit de ressemer et d’échanger les semences produites à la ferme, au partage équitable des avantages, à la protection des savoirs naturels et à la participation des paysans et paysannes aux décisions sur la biodiversité.

À l’inverse de ce qui est proposé ici, nous avons besoin d’une loi qui reconnaisse de façon positive les droits des agriculteurs, qui, de même que ceux des jardiniers et des artisans semenciers, ne doivent plus être des dérogations sans cesse remises en cause. Il faut que la loi reconnaisse ces droits inaliénables ; telle doit être l’ambition du législateur.

Les intérêts que vous défendez ce soir ne sont pas ceux de tous les paysans ni ceux des générations futures. Pourtant, le législateur a le devoir de garantir le respect des droits de l’ensemble des acteurs, petits ou grands, ainsi qu’un modèle agricole durable permettant aux générations futures de disposer de ressources nécessaires à leur alimentation.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous demandons le rejet de ce texte. Le droit inaliénable des paysans à ressemer, échanger librement et gratuitement leurs semences de ferme, garant de la souveraineté alimentaire, doit être protégé. À l’inverse de ce qui est envisagé par le présent texte, nous souhaitons une loi de reconnaissance positive des droits des agricultrices et agriculteurs. Au nom de la biodiversité et du respect du droit fondamental des paysans de ressemer leurs propres récoltes, nous appelons à voter cette motion de rejet préalable. /(Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et SRC.)