Discours d’Eva Joly sur la sécurité alimentaire : le défi de nourrir les populations

Lors de l’audition publique organisée à son initiative par la Commission du développement du Parlement européen le 4 octobre 2011, Eva Joly est intervenu sur le thème : LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE DANS LES PAYS EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT: LE DÉFI DE NOURRIR LES POPULATIONS.

Vous trouverez ci-dessous son discours rédigé pour l’occasion.

 

Son excellence l’Ambassadeur, Monsieur le représentant spécial, chers collègues.

 

C’est pour moi un honneur d’ouvrir la réunion d’aujourd’hui qui, j’en suis certaine, sera productive et le point de départ de nombreuses initiatives. L’actualité tout autant que l’avenir nous imposent de sortir des discours stériles et inutiles sur le développement pour proposer, réformer, agir, maintenant, ici d’abord, là-bas ensuite.

 

Lorsque la Commission que je préside a décidé d’organiser cette audition d’une journée, nous ne connaissions pas encore l’envergure de la famine qui sévit depuis des mois dans la Corne de l’Afrique. Cet événement dramatique n’a fait que confirmer ce que nous savions déjà : l’ampleur de la crise alimentaire est immense.

 

Flambée des prix des denrées alimentaires, hausse vertigineuse du cours du pétrole, compétition acharnée pour l’accès à la terre et à l’eau, changement climatique frappent de plein fouet les populations des pays en développement et entretiennent une insécurité alimentaire désormais permanente. L’augmentation des prix des denrées alimentaires en 2008 a ainsi poussé 100 millions d’individus dans la pauvreté, 44 millions supplémentaires depuis juin 2010, soit au total plus de 2 fois la population totale de mon pays, la France. Aujourd’hui, en 2011, c’est 1 individu sur 7 qui ne mange pas à sa faim. Et les prédictions ne sont guère optimistes.

Dans ce drame, notre responsabilité est considérable.

Sans vouloir anticiper les conclusions de cette journée, permettez-moi tout de même de lancer quelques sujets qui, je n’en doute pas, seront source de profondes et fructueuses discussions entre nous.

Nous devons imposer la cohérence de l’ensemble des politiques de l’Union avec celle du développement. A quoi servirait la nécessaire augmentation de la part de l’aide à l’agriculture dans l’Aide Publique au Développement si l’UE, et les autres membres du G20, continuent de subventionner tant leur agriculture que leurs exportations agricoles ? Si nous ne permettons pas aux pays en développement de définir leur propre stratégie alimentaire ? De produire en priorité pour leurs marchés locaux ? Pour leurs populations ? Pourquoi créer de nouveaux instruments de lutte contre la faim quand nos Etats-Membres mettent 3 fois plus de moyens dans la production d’agrocarburants, pourtant source prouvée d’accaparement de terre, d’émissions de CO2 et de spéculation, et par-là même d’insécurité alimentaire ? Comment produire les 70% de denrées agricoles supplémentaires que nécessitera une population de 9 milliards d’individus en 2050 alors que les systèmes alimentaires actuels échouent, sans remettre en cause nos modes de production destructeurs et nos modes de consommation gaspilleurs ?

L’exemple de l’Ethiopie est édifiant. Ce pays abandonne littéralement son agriculture vivrière en échange d’investissements internationaux. Certaines régions classées par l’ONU en situation de crise ou d’urgence humanitaire, louent des millions d’hectares des terres les plus fertiles quand la productivité de celles que ce pays exploite est l’une des plus faibles au monde. Des compagnies européennes plantent des milliers d’hectares de palmiers à huile sur des terres riches en eau, construisent d’énormes barrages, gênent la crue du fleuve Omo dont dépendent les populations locales, pour satisfaire les engagements européens en matière de lutte contre les changements climatiques. Ces populations qui vivaient de leurs productions agricoles travaillent désormais pour 70 centimes d’euros par jour dans ces plantations. Elles sont moins chères que les pesticides. Nous ne pouvons plus faire payer nos décisions politiques aux pays en développement. Les objectifs de 10% d’énergie renouvelable – principalement des agrocarburants – dans le secteur des transports d’ici 2020 fixés par la directive européenne sur les énergies renouvelables (RED) doivent être revus immédiatement. En mettant en compétition les terres entre les cultures vivrières et les cultures énergétiques, cet objectif met en péril la sécurité alimentaire des pays en développement. Un moratorium sur les acquisitions de terres agricoles doit être décrété immédiatement dans les régions touchées par la famine, envisagé pour les autres.

Dans nos politiques d’aide au développement, nous avons progressivement, souvent à la demande des pays bénéficiaires, réduit la part allouée au soutien à l’agriculture à peau de chagrin, quand nos politiques commerciales agressives étouffaient les producteurs et les marchés locaux. En mal d’investissements, de nouveaux spéculateurs ont fait leur apparition sur les marchés des denrées alimentaires aggravant d’autant la volatilité des prix déjà accentuée par la hausse des demandes de produits agricoles des économies émergentes, les conséquences du changement climatique sur les pays exportateurs ou encore la hausse des demandes de matières premières agricoles pour la production d’agrocarburants. Pourtant l’Union européenne préfère satisfaire les puissants lobbys financiers plutôt que de réglementer les marchés financiers européens comme l’ont d’ores et déjà fait les Etats-Unis, et s’attaquer aux déséquilibres et inégalités structurels qui affectent le système alimentaire mondial.

Alors que l’industrialisation de l’agriculture en Europe et ailleurs devait permettre de nourrir l’ensemble des êtres de cette planète, elle a eu pour principale conséquence l’enrichissement des plus gros producteurs au détriment des petits, au Nord comme au Sud, l’érosion et la dégradation des sols, la raréfaction des ressources en eau, la disparition d’une part importante de la biodiversité, des émissions conséquentes de gaz à effet de serre. Nous devons nous saisir de la réforme de la Politique Agricole Commune pour la rendre cohérente avec nos engagements envers les pays en développement.

Notre modèle agricole est hypocrite. Il n’est plus tenable. Nous ne pouvons prétendre œuvrer pour la sécurité alimentaire et lutter contre les changements climatiques quand nos systèmes agricoles déséquilibrés sont fondés à la fois sur une politique agressive d’exportations subventionnées et l’importation massive de soja dont les cultures entraînent déforestation et appauvrissement des écosystèmes.

Nous devons imposer un changement radical des modes de production ! Nous devons passer de la prétendue révolution verte qui n’a pas tenu ses promesses, à l’agroécologie, qui permet de conserver la productivité, tout en protégeant le stock de ressources naturelles, comme le préconisait dès 2008 l’évaluation internationale des connaissances, des sciences et des technologies agricoles pour le développement (EICSTAD), un processus intergouvernemental réunissant des gouvernements, des ONG, le secteur privé, des producteurs, des consommateurs, la communauté scientifique et plusieurs organisations internationales telles que la Banque mondiale, la FAO et le PNUD.

Dans un monde aux ressources toujours plus limitées, l’Union Européenne a un rôle important à jouer dans la mise en place d’une véritable justice alimentaire. Il en va de notre avenir commun et de celui de la planète. Cette journée est un premier pas dans la bonne direction.